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Littérature anglaise - Page 74

  • Cottages d'artistes

    Esther Freud, née en 1963, est la fille du peintre Lucian Freud, l’arrière-petite-fille de Sigmund Freud. La romancière anglaise s’est inspirée d’archives familiales pour écrire La maison mer (The Sea House, 2003), une double histoire dont les cottages de Steerborough, dans le Suffolk, sont plus que le décor. Une histoire d’artistes.

     

    En 1953, le peintre Max Meyer se rend sur la Côte à la demande de Gertrude Jilks, une psychanalyste pour enfants, l’amie de sa sœur Kaethe. Max est sourd depuis l’âge de treize ans. Gertrude remplit une promesse faite à son amie récemment disparue en demandant à Max de venir peindre sa maison, Marsh End, pour l’occuper. Cinquante ans plus tard, Lily Brannan s’installe à son tour à Steerborough. Etudiante en architecture, elle veut découvrir de près ce village où a vécu l’architecte Klaus Lehmann. Pour son travail de fin d’études, elle lit les lettres qu’Elsa Lehmann, son épouse, a conservées, une correspondance de vingt ans que lui a confiée un parent. Nick, son fiancé, resté à Londres, ne comprend pas son refus d’un téléphone portable. La cabine téléphonique locale fonctionne mal. Dès le premier jour, Lily se promène pour prendre ses repères : « La mer roulait ses vagues, juste derrière la ligne d’horizon, elle semblait appeler Lily de son grondement magnétique. » 

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    Cette double histoire, celle de Max, celle de Lily, appelle la lumière et les couleurs. « Le paysage dans son ensemble était déjà une aquarelle qui n’avait nul besoin de ses coups de pinceau » se dit Max au début. Le soleil « donnait à l’herbe un vert surnaturel, aux flaques un bleu alpestre, et rappelait à Max les ciels de la peinture religieuse italienne qu’il avait étudiés, les chérubins potelés, les doigts de la lumière divine. » Lui aussi relit des lettres d’autrefois, celles de son maître en peinture, Cuthbert Henry. Le père de Max avait rétribué celui-ci pour conseiller son fils dont on lui envoyait les dessins, et puis ces échanges s’étaient mués en une véritable amitié. « Un peu sourd ? Qui vous dit que vous avez besoin de vos oreilles pour peindre ? » lui avait-il écrit un jour. Et une autre fois, « « Et si vous attendez de savoir dessiner à la perfection, alors vous pouvez aussi bien attendre jusqu’à l’heure de votre mort. »

     

    Quand Gertrude invite les Lehmann, Klaus et sa femme, pour qu’il fasse leur connaissance, Max est ébloui par la beauté d’Elsa. A sa grande surprise, celle-ci se souvient de lui, du temps des vacances d’été à Hiddensee. Enfant, elle avait observé le beau couple qu’il formait avec une jeune fille en robe verte – « C’était ma première rencontre avec l’amour », dit-elle. Max se met à peindre, une maison après l’autre, sur un rouleau de papier d’apprêt trouvé chez Gertrude. Par tous les temps, on le voit sur son tabouret, croquant les architectures, les détails, les gens aussi. « Une large frise composée de verts, de briques et de fenêtres, d’oiseaux, de chats, de ciel. » On découvre par petites touches le passé de Max, son départ d’Allemagne, l’histoire de sa famille. La rencontre avec les Lehmann – l’architecte juif allemand a fui les nazis lui aussi -  fait affluer les souvenirs. Elsa, un jour, l’emmène dans la maison mer, une cabane blanche sur pilotis, où l’amour et le drame se donneront rendez-vous.

     

    Lily, un demi-siècle après, tombe littéralement sous le charme de l’endroit et de ses habitants. Sa voisine Ethel prend chaque jour un bain de mer à quatre-vingts ans passés. A côté, Grae, qu’elle entend se disputer avec sa femme, a deux fillettes, Em et Arrie, qui suivent Lily partout ou bien l’emmènent sur des chemins inattendus. Lily voudrait partager son enthousiasme avec Nick, mais il y a toujours quelque chose d’urgent qui le retient à Londres. Et les mots d’amour qu’il ne lui a jamais dits lui manquent terriblement, si loin de ceux qu’écrivait Klaus à Elsa.

    La maison mer d’Esther Freud parle des choses de la vie, au dehors comme au dedans. Les rapports entre les êtres, la création, la vie au village, la nature et les demeures des hommes, leurs élans et leurs hésitations… Un roman palpitant.

  • Virginia en lectrice

    Quelle intelligence ! Quel humour ! Dès 1905, Virginia Woolf (1882-1941) écrit des essais critiques, entre autres pour le supplément littéraire du Times. Rassemblés dans The Common reader, ils sont publiés la même année que Mrs Dalloway, son chef-d’œuvre, en 1925. Le premier volume, Le Commun des lecteurs, regroupe une vingtaine de textes consacrés principalement à la littérature anglaise et surtout à la lecture, comme l’indique le titre du deuxième volume paru récemment, Comment lire un livre ? 

     

    « Je me félicite d’avoir l’approbation du commun des lecteurs ; car c’est le bon sens des lecteurs purs de tout préjugé littéraire, après les raffinements interminables de la subtilité et le dogmatisme de l’érudition, qui doit finalement décider de tout droit aux honneurs poétiques. » Cette phrase du Dr Johnson a inspiré le titre : le commun des lecteurs, ceux qui « lisent pour leur propre plaisir, plutôt que pour transmettre des connaissances ou corriger l’opinion des autres », même s’ils « présentent en tant que critiques des insuffisances trop évidentes pour qu’il soit besoin de les signaler. »

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    Quel plaisir de retrouver la fine plume de Virginia Woolf  ! « Acheter des terres, faire construire de grandes demeures, remplir ces demeures de vaisselle d’or et d’argent (ce qui ne les empêchait pas d’installer des cabinets dans les chambres), tel était le véritable but de l’humanité. Mr et Mrs Paston dépensaient l’essentiel de leur énergie à la même activité épuisante. » (Les Paston et Chaucer) Woolf divise les écrivains en deux genres : les prêtres et les profanes, dont Chaucer : « au lieu de nous adresser des exhortations solennelles, on nous laisse flâner, observer et tirer nos propres conclusions. »

     

    Lisant les auteurs grecs, elle oppose le « style preste et railleur » des gens du Sud à « la lente réserve, les demi-tons graves, la mélancolie songeuse et renfermée de peuples habitués à vivre plus de la moitié de l’année sous un toit. » (Sur l’ignorance du grec). Hélas, « l’humour est la première qualité à disparaître dans une langue étrangère, et quand nous passons de la littérature grecque à la littérature anglaise nous avons l’impression, après un long silence, d’entrer dans notre glorieuse époque avec un éclat de rire. »

     

    Au milieu de l’océan élisabéthain, voici une lettre de la reine Elisabeth « dont le papier était délicatement parfumé de camphre et d’ambre gris, et l’encre de musc véritable ». Woolf compare l’Annabella « grossièrement ébauchée » de Dommage qu’elle soit une putain (John Ford) avec Anna Karénine, « une femme de chair et de sang » qui a « des nerfs et un tempérament, un cœur, un cerveau, un corps et un esprit », avant d’approfondir la différence essentielle entre le théâtre et le roman. Plus loin elle rend hommage à la littérature russe, à Tchekhov en particulier, sans oublier qu’en traduction, elle nous reste pourtant « étrangère ».

     

    Virginia Woolf s’emballe pour Montaigne. « Car au-delà de la difficulté de se communiquer, il y a la difficulté suprême d’être soi-même. » L'auteur des Essais ajoute volontiers « peut-être », « je pense », et « tous ces mots qui nuancent les affirmations irréfléchies de l’ignorance humaine. » Elle aime son amour de la vie : « Toutes les saisons sont aimables, les jours de pluie comme les jours de beau temps, le vin rouge comme le vin blanc, la compagnie comme la solitude. »

     

    Elle s’amuse à peindre la Duchesse de Newcastle, extravagante et excentrique. Celle-ci adorait ne pas s’habiller comme tout le monde, « inventer des modes » et par-dessus tout écrire des livres interminables. De l’auteur de Robinson Crusoé, Defoe, qui considérait comme une injustice choquante de refuser l’éducation aux femmes, Woolf commente surtout Moll Flanders et Roxane, d’une grande « vérité de compréhension ». « Et surtout, ces hommes et ces femmes étaient libres de parler en toute franchise des désirs et des passions qui animent hommes et femmes depuis la nuit des temps, ce qui leur conserve même à présent une vitalité intacte. »

    Virginia Woolf  écrit sur Jane Austen, les sœurs Brontë, Conrad... Parmi ses chutes, remarquables, celle-ci : « Deux cents ans ont passé ; l’argenterie, usée, est devenue lisse ; le dessin est presque effacé ; mais c’est toujours de l’argent massif. » (Addison)

  • Une autre Istanbul

    Cannelle, Pois chiches, Sucre, Noisettes grillées, Vanille… Ce sont les premiers titres d’une table des matières entièrement dédiée à ce qui se goûte. La bâtarde d’Istanbul (2007) d’Elif Shafak contient même la recette intégrale de l’asure, un dessert très prisé en Turquie. « Il fut, et ne fut pas, un temps où les créatures de Dieu abondaient comme le grain, et où trop parler était un péché… » Ce préambule d’un conte turc est aussi celui d’un conte arménien. Tout comme la cuisine arménienne ressemble fort à la cuisine turque. La romancière ne craint pas de jeter des ponts entre ces deux cultures à travers la rencontre de deux familles, les Kazanci d’Istanbul et les Tchakhmakhchian, Arméniens installés aux Etats-Unis depuis les années 1920.

     

    Zeliha, en minijupe et talons hauts, un anneau à la narine, indifférente aux regards qu’on lui lance dans les rues d’Istanbul, est « la benjamine d’une fratrie de quatre sœurs qui n’arrivaient jamais à se mettre d’accord et étaient toutes persuadées d’avoir toujours raison ». A dix-neuf ans, elle se rend dans un centre médical pour avorter, mais l’anesthésie provoque chez elle un tel délire que le médecin préfère ne pas intervenir, au cas où elle changerait d’avis. Bien qu’irréligieuse, Zeliha y voit un signe divin et décide de garder l’enfant sans père. Quand elle l’annonce à la maison, sa mère s’offense : « un bâtard ! » Zeliha apporte le déshonneur aux Kazanci, famille de femmes où les hommes meurent avant de vieillir. C’est pourquoi leur frère Mustafa, « inestimable joyau », a été envoyé à l’étranger, en Arizona, dans l’espoir de détourner de lui la malédiction.

     

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    Dans un supermarché américain, Rose, fraîchement divorcée, se délecte à l’avance des plats variés qu’elle va pouvoir préparer maintenant qu’elle est libérée de sa belle-famille « qui vivait dans un monde où les gens portaient des noms imprononçables et gardaient des secrets profondément enfouis ». Il lui faudrait « un homme qui l’aimerait sincèrement et qui apprécierait sa cuisine. Parfaitement. Un amant sans bagage culturel encombrant, avec un nom simple à prononcer, et une famille de taille normale ; un amant tout neuf qui aimerait les pois chiches ». Et voilà qu’apparaît au détour d’un rayon Mustafa Kazanci, un jeune homme mince à l’air studieux, qu’elle a déjà remarqué sur le campus universitaire où elle travaille à temps partiel dans un restaurant. Elle n’a le temps d’échanger que quelques mots avec lui, sa fille Armanoush l’attend dans la voiture sur le parking, au soleil. Mais Mustafa lui a dit d’où il vient, et Rose pressent déjà à quel point une relation avec un Stambouliote pourrait déstabiliser les Tchakhmakhchian qui détestent les Turcs. Armanoush grandira donc entre la culture arménienne de sa famille paternelle à San Francisco et la diversité multiculturelle dans laquelle sa mère l’élève en Arizona avec beaucoup d’amour et un beau-père turc.

     

    A Istanbul, Asya Kazanci, la fille de Zeliha, appelle sa mère « tante » comme ses sœurs. Cette « bâtarde » désenchantée n’a qu’une passion, Johnny Cash, dont elle écoute les chansons en continu. Son point de chute préféré, le Café Kundera, se trouve dans la partie européenne de la ville. Pourquoi Kundera ? C’est l’un des sujets de conversation préférés des amis d’Asya, dont le Dessinateur Dipsomane qui est amoureux d’elle, bien que marié. Pour lui, ils vivent tous dans l’ennui : « Nous sommes un groupe de citadins cultivés cernés de ploucs et de péquenauds. » Asya apprécie l’« indolence comateuse » de cet endroit, « l’antithèse de toute la ville. »

     

    L’intrigue se noue quand Armanoush décide de se rendre en secret à Istanbul, au pays de ses racines, en faisant croire à sa mère qu’elle passe ses vacances chez son père et vice-versa. Dévoreuse de livres, ce que la famille paternelle lui conseille de cacher si elle veut se marier, elle ne peut parler librement qu’au Café Constantinopolis, un forum où des Américains d’origines diverses, mais tous descendants de Stambouliotes, échangent leurs opinions en ligne. Le projet d’« Ame en exil » (son pseudo) suscite des réactions en sens divers auprès des habitués qui ne voient pas tous cela d’un bon œil.

     

    Le séjour d’Armanoush chez les Kazanci, la méfiance puis l’amitié entre Asya et elle, l’évocation du passé arménien, les sorcelleries de tante Banu, les plats et les obsessions des unes et des autres, ce ne sont que quelques facettes de ce roman baroque, drôle et audacieux, préfacé par Amin Maalouf. « A l’image de son pays, dit celui-ci d’Elif Shafak, elle s’interroge constamment sur la mémoire, la tradition, la religion, la nation, la modernité, la langue, l’identité. »

  • Enfer et paradis

    1938, gare de Reading. James Reid rencontre Donald qu’il a connu au lycée deux ans plus tôt. James a suivi depuis des cours de gestion et de comptabilité. Quant à Donald, il fait de la politique et il a vite fait d’arracher son ancien camarade à ses parents, à sa routine, pour l’emmener à l’université d’été des Jeunes socialistes. Aux débats sur le pacifisme, James prend conscience des silences de son père : « Le père de James, un rescapé des tranchées, blessé à la bataille de la Somme, était de ceux qui n’ouvraient jamais la bouche. » Doris Lessing a publié Un enfant de l’amour
    (A love Child)
    en 2003. Son père était lui-même un mutilé de la grande guerre.

     

    L’autre passion de Donald, c’est la littérature et surtout la poésie. « Donald lui prêtait des livres qu’il dévorait, comme si la littérature était de la nourriture, et qu’il fût affamé. » James découvre alors que contrairement à son père, qui ne lit que des livres de guerre, sa mère aime la poésie et comme lui, retient par cœur ses vers préférés. Au printemps 1939 survient la mobilisation. D’abord des semaines d’exercices, comme simple soldat puisqu’il refuse de devenir officier. Et puis arrive le moment d’embarquer pour une destination secrète, l’Inde probablement. Sur un ancien paquebot de luxe prévu pour quelque huit cents passagers et l’équipage, l’armée britannique entasse cinq mille soldats et leurs officiers pour un voyage
    jusqu’au Cap où ils feront escale.

     

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    Très vite, c’est l’enfer à bord. Les sections sont installées dans des espaces terriblement limités, les ponts supérieurs réservés aux officiers. La houle les rend presque tous malades, les précipite aux toilettes et sur les ponts. « Le golfe de Gascogne se déchaînait. Du haut en bas du grand bâtiment, les hommes vomissaient ; une odeur fétide régnait partout, dans l’entrepont comme dans les cabines. » Plus personne n’obéit aux ordres, il faut survivre, c’est tout. Et s’efforcer de ne pas penser aux sous-marins ennemis. « Nous serions poursuivis si nous traitions ainsi des animaux, monsieur » proteste un sergent auprès d’un officier supérieur. Quand s’ajoutent les restrictions d’eau douce, qui commence à manquer, les uniformes lavés à l’eau de mer qui provoquent des irritations, des démangeaisons continuelles, certains hommes en deviennent fous. « Des centaines d’hommes dormaient sur les ponts, brûlants de fièvre, secoués de nausées et de haut-le-cœur ; ils avaient envie de vomir, mais leurs estomacs étaient vides. »

     

    « Jour après jour, nuit après nuit. Et puis ils s’aperçurent – quelqu’un s’aperçut, et la nouvelle fit le tour – qu’ils avaient mis le cap au sud-est. » La mer se calme, la section de James tâche de se refaire une apparence avant de débarquer. Au Cap, l’ambiance est à la fête. Deux jeunes femmes d’officiers, Daphne et Betty, préparent quelques jours de festivités pour le transport de troupes, pendant que leurs maris sont en mission. Betty a un bébé, Daphne pas encore et ça lui donne le cafard. Maîtresses de maison exemplaires, elles s’approvisionnent, organisent des repas, des soirées. « Les deux amies étaient connues des comités d’accueil, qui comptaient sur elles pour recevoir autant d’hommes que les lois de l’hospitalité le leur permettaient. » Les soldats, eux, ressemblent plutôt à des invalides. Ils veulent avant tout se laver et changer de vêtements.

     

    Daphne remarque parmi ceux qu’on lui amène un jeune homme particulièrement mal en point, c’est James Reid. Ebloui par cette femme ravissante dont les cheveux embaument, lui se croit dans un rêve, au paradis. James tombe amoureux de cette vision, passe toute la soirée avec Daphne, ne la lâche plus. Betty met son amie en garde, on les remarque, mais le coup de foudre est réciproque. Daphne en perd la tête. Pourtant, très bientôt, il repartira, le mari reviendra. James promet de revenir après la guerre. Sur l’océan Indien, il ne pense qu’à cela : « Car c’était un rêve, ce pays, avec sa montagne qui déversait ses nuées comme une bénédiction sur ses habitants fortunés. Un rêve de grandes maisons fraîches, entourées de jardins. »

     

    Le roman de Doris Lessing raconte cette folle rencontre dans un contexte délétère.
    La description des troupes livrées aux maux du corps et de l’esprit, aux incertitudes de l’attente, du danger, sonne terriblement juste. Quels lendemains pour une passion amoureuse en temps de guerre ? Entre espoir et désespoir, y aura-t-il une place, un jour, pour un enfant de l’amour ?

  • Romanesque Bowen

    Parfois comparée à Jane Austen, ce qui me paraît excessif, la romancière irlandaise Elizabeth Bowen (1899 – 1973) est rééditée chez Phébus libretto. To the North (1932) a perdu son titre original pour Emmeline, dans une traduction de Georges Globa. Sur la couverture, Deux jeunes femmes assises, aux lèvres très roses, peintes par W.H. Margetson, donnent le ton du roman. Cecilia s’est retrouvée veuve moins d’un an après son mariage, et depuis elle s’est installée dans la banlieue de Londres avec Emmeline, sa belle-sœur célibataire un peu plus jeune. Lady Waters, tante de Cecilia par son premier mariage, cousine d’Emmeline par le second, ne voit pas cela d’un bon œil : « Deux femmes ne sauraient vivre ensemble, deux belles-sœurs surtout. »

     

    Dans le train qui la ramène d’Italie, Cecilia a rencontré au wagon-restaurant un avocat qui lui a semblé arrogant, Mark Linkwater, de retour de Rome. De son côté, Emmeline a fait connaissance lors d’une soirée avec un ami de Cecilia, Julian Town, qu’elle a trouvé sympathique. Et voici que ce célibataire doit accueillir quelque temps chez lui sa nièce Pauline, orpheline dont il est le tuteur. « Ses frères et sœurs sentaient tous qu’il se faisait dans la vie, à former trop peu de liens et à acheter trop de tableaux, un chemin trop aisé. » Cela l’ennuie, et il en parle à Cecilia, qu’il aime voir de temps en temps, sans s'engager davantage, « comme un livre attrayant, à portée de la main sur une étagère, mais vers lequel on ne tend pas le bras. »

     

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    Gustave Courbet, Jo, la belle Irlandaise (Nationalmuseum, Stockholm)

     

    Invitée à passer le week-end à la campagne chez les Waters, Emmeline y reçoit une lettre de Linkwater, signée « Markie ». Ils se sont rencontrés lors d’un dîner organisé par Cecilia, et se revoient depuis, alors que Cecilia ne le fréquente plus. Lady Waters, qui se considère comme une amie intime des jeunes femmes plutôt que comme une parente, est très attentive aux relations qui se nouent dans son entourage, et n’hésite pas à s’en mêler. Selon elle, Cecilia devrait se remarier. Quant à Linkwater, sa réputation n’en fait pas un candidat possible pour des jeunes femmes de la bonne société.

     

    Elizabeth Bowen attrape ainsi tous ses personnages dans une toile sentimentale. Emmeline, dont tout le monde se préoccupe, est-elle la plus fragile ou la plus forte ? Qui épousera qui ? La romancière peint leurs chassés-croisés, et tout autour, l’atmosphère des réceptions, les promenades dans Londres et à la campagne. Son style est tantôt charmant – « c’était un dimanche boudeur et gai de Maupassant, drames derrière les feuilles » -, tantôt tarabiscoté – « Et maintenant, tel un cumulus entassant ses souples rochers étincelants de blancheur, un plaisir unique, concentré sur une identité, celle de Markie, régnait dans la sérénité de son ciel. »

     

    Mais peut-on se fier au style d’une traduction ? Prenons Les Petites Filles, (The Little Girls, 1964), traduit par Amelia Audiberti. Environ trente ans séparent les deux œuvres. A nouveau, l’écrivaine propose une analyse psychologique, mais beaucoup plus vive, mordante, sans mièvrerie. Dinah (Diceyà, Clare (Mumbo) et Sheila (Sheikie) formaient un trio inséparable à la pension Ste-Agatha, en 1914. Les fillettes ont vieilli et se sont perdues de vue. Dinah, qui mène le jeu, montre à son ami Frank ses dernières trouvailles qu’elle rassemble dans une grotte sur sa propriété : pour que les archéologues du futur puissent se faire une idée plus juste de ce qui comptait vraiment au XXe siècle, elle a demandé à ses amis de bien vouloir lui confier une douzaine d’objets auxquels ils tiennent, et dont ils acceptent de se séparer pour ce grand projet.

     

    Tout à coup lui revient le souvenir d’un coffre qu’elle a enterré sous terre avec ses camarades il y a une cinquantaine d’années. Elle veut absolument les retrouver pour en discuter et, ne connaissant pas leur adresse, place des annonces dans plusieurs journaux. Les deux autres sont plutôt furieuses de ce genre de publicité, hésitent, mais se rendent finalement à son invitation. Leurs retrouvailles conflictuelles, les réflexions sur l’âge et la condition sociale, voire les règlements de compte sont savoureux. Ici, Bowen nous touche vraiment avec ses personnages qui se défendent autant contre eux-mêmes que contre les autres, jusqu’à ce qu’ils se rendent, ou pas.